Puisqu'on nous parle en permanence de dette, de cette dette qu’il est inenvisageable de ne pas rembourser et qui plane au-dessus de nos tètes, de cette dette des États qui rend impossible toute autre perspective que son remboursement, je me suis laissé aller à tenter de trouver par mon propre effort quelques points d'appui théoriques qui m'aideraient à répondre à cette question : la dette, qu'est-ce que c'est ? Et maintenant, qui rembourse, et à qui ?
David Graeber - que je n'ai pas l’honneur de connaître personnellement mais dont la quatrième de couverture nous dit qu'il est "l'un des intellectuels les plus influents selon le New York Times et initiateur d'Occupy Wall Street à New York" - a écrit il y a moins de cinq ans un gros livre qui semble bien tordre le cou à un certain nombre d'idées reçues, y compris des Pères fondateurs de l’Économie* que furent les Adam Smith et autres David Ricardo. Il nous explique comment, sous pratiquement toutes les latitudes, la société du crédit a précédé l'invention et l'usage des pièces de monnaie (qui n'ont par ailleurs rien à voir avec l'invention du papier-monnaie), et que ces "sociétés du troc" si chères à nos économistes classiques n'ont pratiquement jamais existé, sauf en cas de crises très particulières. L'histoire économique est donc, pour lui, à revoir avec des yeux neufs, et surtout bien ouverts.
Quant à la notion de dette (ces dettes qui doivent, évidemment, être remboursées), il en fait une analyse bien différente de celle des comptables du FMI ou de l'Eurogroupe. Pour lui, la dette n'est pas un problème économique, c'est une des facettes de nos conceptions du bien et du mal, la source du vocabulaire où on trouve les idées de culpabilité, de pardon, de rédemption. La dette est donc une construction sociale qui fonde le pouvoir, ce qui nous éloigne bien de ces lancinants rappels à rembourser sa dette - même celle qu'on n'a pas soi-même fait naître.
"L'histoire montre", explique Graeber qui est, avant économiste, docteur en anthropologie, "que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, est de les recadrer en terme de dettes - cela crée aussitôt l'illusion que c'est la victime qui commet un méfait."
La dette des États, dont on connaît la source pour sa plus grande partie (corruption, marchés déséquilibrés, et, plus récemment, prise en charge des dispendieux errements des banques commerciales privées), n'a pour David Graeber d'autre destin que de disparaître, d'être annulée - et pas "restructurée", et de permettre enfin que l'effort commun soit dirigé vers le futur et non consacré à apurer le passé. Il y a plusieurs millénaires, la civilisation mésopotamienne, pour éviter l'explosion sociale, savait "effacer les tablettes".
Il est grand temps que le passé cesse de dévorer l'avenir.
*dont nous savons tous, désormais, qu'elle est tout, sauf une science
David GRAEBER. Dette. 5000 ans d'histoire. Traduit de l'anglais par Françoise et Paul Chemla. Éditions Les Liens qui Libèrent 2013. Titre original Debt : the first 5000 years.